J’ai toujours envie de vomir lorsque j’entends dire que le Sénégal est la vitrine de la démocratie en Afrique. Cette sensation de dégoût est encore plus forte quand je pense aux injustices vécues par les survivants et les familles des victimes du naufrage du Bateau le Jóola pendant ces 20 dernières années.
Le naufrage du Jóola, avec ses 2000 morts, est la réalisation la plus concrète du président Abdoulaye Wade durant ses années à la tête du pays ! C’est lui qui avait décidé de réfectionner l’avion présidentiel à 10 milliards de francs CFA, alors que le Bateau le Jóola qui n’avait besoin que de 250 millions continuait à circuler avec un seul moteur. C’est grâce à lui que le Sénégal détient le triste record du nombre de morts dans un naufrage, surpassant les 1500 morts du Titanic. Il avait promis, au lendemain du naufrage en 2002, que les coupables seraient punis. Vingt ans plus tard, personne n’a été jugé. Personne ne le sera ! Une commission d’enquête fut mise en place pour enquêter sur les causes du naufrage et situer les responsabilités. On le sait maintenant, la véritable mission de cette commission consistait à trouver le meilleur moyen d’étouffer cette affaire. Sans surprise, le dossier fut classé sans suite par la “justice” sénégalaise, deux ans seulement après le naufrage.
Osons le dire, si Wade ou un seul de ses collaborateurs avait perdu un enfant dans ce naufrage, son gouvernement aurait remué ciel et terre pour que la lumière soit faite, et que les responsables de ce crime odieux soient identifiés et punis. Mais la raison pour laquelle les criminels du Jóola n’ont jamais été inquiétés est simple. Le président Abdoulaye Wade est le premier responsable de ce naufrage. C’est lui qui, comme le rapportait un célèbre journaliste lors d’une de ses diatribes contre sa personne et son régime, avait demandé de remettre en circulation le Bateau le Jóola avec un seul moteur au lieu de deux, alors qu’il était en carénage depuis plus d’un an. Certains de ses ministres avaient fait le voyage inaugural Dakar-Ziguinchor pour marquer le retour du bateau en mer. Mais beaucoup de passagers qui avaient fait ce voyage, auraient juré en sortant du port de Ziguinchor, qu’ils ne retourneraient plus dans cette épave flottante. Le Bateau Le Jóola faisait d’énormes bénéfices à chaque rotation. Le gouvernement pris alors la peine de rassurer les populations qu’il était prudent d’y voyager.
En ces temps-là, pour beaucoup, aller à Dakar par la mer était un moyen d’éviter la galère des voyages à travers la Trans-Gambienne et les fréquentes attaques à main armée sur la Nationale 4. C’était aussi une manière d’éviter les tractations incessantes et les humiliations aux nombreux checkpoints de l’armée, toujours vécues la peur au ventre, où des soldats pouvaient défaire les valises soigneusement rangées des voyageurs, ou faire descendre un voyageur dont le sort restera inconnu…
La capacité du Bateau Le Jóola avec deux moteurs était de 550 passagers, mais plus de 2000 passagers y furent entassés comme des sardines. Le naufrage eu lieu le soir du 26 septembre 2002 autour de 23 heures. Mais les secours militaires arrivèrent le lendemain, 18 heures plus tard, comme le rapporte l’écrivain Almamy Mamadou Wane. La coque du navire qui aurait dû être renflouée pour nous permettre de faire un semblant de deuil, est encore sous l’eau, 20 ans après. Ils n’en ont cure, car aucun d’entre eux n’y a perdu un proche qui n’aurait eu qu’un tas de ferrailles en guise de sépulture. Wade et ses associés ont noyé plus de 2000 personnes dans le naufrage le plus meurtrier de l’histoire de la marine civile. Au moins 500 morts de plus que le Titanic qui en 1912 avait fait 1500 morts.
Il n’a jamais été question pour eux de rendre justice aux familles des victimes. Pour étouffer cette affaire, ils ont commencé par dissoudre le Collectif des Familles des Victimes, formé lors de la première manifestation devant les grilles du palais présidentiel, et composé d’hommes qui exigeaient que la lumière soit faite sur les causes de ce naufrage et que justice soit rendue. L’Association des Familles des Victimes, formée par le gouvernement de Wade pour éliminer le Collectif des Familles des Victimes est, depuis des années, dirigée par des personnes dont certaines ont été accusées de détournement de fonds utilisés pour construire leurs propres maisons. Les gouvernements de Wade, et plus tard, celui de Macky Sall, ont trouvé ici la muselière qu’il fallait pour taire les revendications, avec cette association dont l’utilité reste encore un mystère pour la plus part des membres des familles des victimes.
Le naufrage du Jóola est le témoignage concret de la faillite de l’Alternance démocratique au Sénégal sous Wade. Il est suivi par la dérive en cours d’un Sénégal qui se voulait émergent sous Macky Sall, avec son silence de taupe sur cette affaire. Les journalistes Suleymane Jules Diop et Abdoul Latif Coulibaly, conseillers du président Macky Sall, sont aujourd’hui muets sur ce crime contre l’humanité qu’ils avaient dénoncé avant de se retrouver au gouvernement.
Si ce pays était une semi-démocratie, nous aurions au moins eu un simulacre de procès. Mais, ceux qui ont vécu dans leur chair le conflit de Casamance, qui ont vu leurs parents innocents se faire enlever, humilier, torturer et même disparaître après avoir été accusés de faire partie d’une rébellion qu’ils n’avaient jamais soutenue, savent que la démocratie sénégalaise s’arrête à la frontière de la Gambie. La gestion du naufrage du Bateau Le Jóola n’a fait que confirmer le fait que nous vivions dans une des vitrines de l’injustice en Afrique. Vingt ans d’injustice, une affaire classée sans suite deux ans après par une justice fantoche.
Nous voulions un peu de respect lors des journées de commémoration du naufrage, mais elles furent politisées. Nous demandions que justice soit faite, mais les responsables de la gestion du Jóola furent récompensés avec de meilleurs postes et sans doute, une augmentation de salaire. Ce 26 septembre 2022, des membres du gouvernement viendront, comme d’habitude, prononcer leur discours de sabotage annuel, pour donner l’impression qu’ils sont préoccupés par la douleur des familles des naufragés. La devanture du monument inachevé 20 ans plus tard, et qu’ils inaugureront sans doute dans la semaine des quatre jeudis, sera nettoyée. Mais à l’arrière, du côté du Fleuve Casamance, se trouve un dépotoir nauséabond dont l’état ne fait que refléter leur gestion de la question du Bateau Le Jóola.
Aujourd’hui, le naufrage se prolonge dans nos hôpitaux. Je le disais dans un blog publié à l’occasion du 15ème anniversaire du naufrage du Jóola. Mon propre père en fut une victime il y a un an. Après avoir tâtonné des jours sur son diagnostic, les médecins l’opérèrent d’une occlusion intestinale. Moins de 12 heures après, un infirmier le fit asseoir contre toutes indications. Il perdit la vie moins de cinq minutes plus tard. Comme si cette horreur ne suffisait pas, l’hôpital nous envoya la partie sectionnée de son colon à la maison dans un pot de chocolat, quelques jours après son enterrement… Porter plainte serait une perte de temps. Les hôpitaux publics ne sont que le reflet du fonctionnement des démocraties bananières où ils se trouvent. Après avoir perdu notre frère et notre sœur dans le Bateau Le Jóola, ainsi que de nombreux cousins et amis, et beaucoup de connaissances, nous avons appris à ne plus faire confiance à la justice sénégalaise. De toute façon, les cas d’erreurs médicales sont tellement fréquents que je me demande si depuis 2002, les hôpitaux de Ziguinchor n’ont pas fait plus de morts par bêtises médicales que le Bateau Le Jóola!
Il y a une phrase qui me revient chaque fois que je pense à notre cher Sénégal, vitrine de l’injustice en Afrique. C’est celle du titre du roman d’Ayi Kwei Armah “The beautiful ones are not yet born” traduit « Les beaux jours ne sont pas pour demain »!
Sur ce même sujet, voir aussi ma lettre ouverte au président Abdoulaye Wade pour le 10ème anniversaire du naufrage du Jóola.
Veuillez vous inscrire à ce blog, et merci de partager cet article!
Dr Serge Sagna,
Enseignant Chercheur,
Unversité de Manchester
Je m’associe par ce message à tous ceux qui pleurent des proches, des connaissances, … . Lorsqu’une personne disparaît, elle continue de vivre dans nos souvenirs. C’est alors exactement le cas de tous nos défunts qui vivent à jamais dans nos cœurs. Mes sincères condoléances à tout le Sénégal.
Voilà un cri du coeur que beaucoup d’entre nous partagent malheureusement.
Aux vues de toutes ces injustices, on se demande encore combien d’ innocents vont encore mourir par la faute des différents gouvernements qui se succèdent et qui n’assument aucune responsabilité auprès de leur peuple.
Combien de temps allons nous encore attendre avant que justice soit enfin faite dans un pays soit disant à l écoute de son peuple.
Trop de souffrances, trop de pleurs, trop d’injustice, trop d’irresponsabilités ne peuvent pas être l’ image d’un pays se disant à la pointe de la démocratie Africaine.
Merci Attiom pour ces vérités qui doivent être connues de tous.
C’est la triste réalité et c’est vraiment dommage pour notre pays!
Réalité bien cernée mon frère. Malheureusement il n’y a que les pauvres et fils de pauvres citoyens et fonctionnaires lambda qui en sont victimes. J’espère seulement que la justice divine se réalisera. Que ces saints martyrs reposent à jamais dans la Gloire.
Merci beaucoup pour cette article si instructif. J’espère qu’il tombera dans les bonnes oreilles. Paix à leur âme.
Analyse pertinente basée sur des faits. Nous nous retrouvons tous dans ce texte. Merci d’avoir mis sur papier l’amertume qui ronge nos cœurs depuis tant d’années. J’ai lu ton texte les larmes aux yeux. Mais t’inquiète mon frère ”karma is not a joke”
Paix aux victimes de ce naufrage. Je ne peux avoir les mots corrects pour vous consoler. Car un être cher parti trop tôt est une douleur permanente. Que le seigneur console vos cœurs. Une soeur camerounaise
Merci d’être le porte-parole des sans voix. On ne te remerciera pas accès. C’est comme si c’était hier. La douleur est toujours là! Quand j’étais plus jeune, je me disais, il sait nager pour que je puisse garder l’espoir de le voir un jour, mais hélas!
This story is as shocking as it is interesting. The people of Senegal should organize a formal anniversary marking this mishap.
Bien dit les survivants et victimes du naufrage souffrent toujours . les responsables de ce drame sont toujours en liberté et rien ne l’ai inquiète
Merci Serge, j’ai beaucoup pensé à toi et à tous mes amis de Casamance ces derniers jours. Nisaaful
Guillaume
Je suis de tout coeur avec toi cher Serge !
Je suis scandalisé et triste par ce qui est arrivé à ton père. Cet épisode douloureux mérite à lui tout seul un article tant les négligences criminelles sont légion dans nos hôpitaux.
Force à toi frérot !
Gass for ever !